Savoir et comprendre

Paramètres influençant le bilan neutronique

21/05/2012

Bilan neutronique
 

L’une des étapes importantes dans l’analyse des risques de criticité est de définir, en fonction des configurations rencontrées et des actions ou opérations envisageables, la configuration la plus pénalisante pour la matière fissile. L’identification et la définition précise de cette configuration s’appuie, bien évidemment, sur une connaissance des phénomènes de base de la neutronique.


La fission du noyau d'un atome fissile (uranium 235, plutonium 239, plutonium 241…), provoquée par un neutron, libère plusieurs neutrons, 2 à 3 en moyenne. Les phénomènes neutroniques (liés aux interactions matière-neutrons) concernent un très grand nombre de noyaux et font intervenir des notions de probabilité. Les neutrons ainsi émis ont trois destins possibles (cf. figure 2) :
 

  • être capturés par des noyaux fissiles et provoquer de nouvelles fissions (capture fissile) ;
  • être capturés par des noyaux et « rester » dans le noyau, qui change alors de numéro atomique. 


Dans certains cas, la réaction peut conduire à la production d'un noyau fissile ; c'est par exemple le cas avec l'uranium 238, qui se transforme, après plusieurs réactions nucléaires, en plutonium 239 (on qualifie cette capture de fertile).

Dans une majorité des cas, la réaction conduit à la production d'un noyau non fissile ; c'est par exemple le cas du bore 10 (20 % du bore naturel) qui se transforme en bore 11 (on qualifie cette capture de stérile) ;

  • s'échapper du système concerné (fuites), par exemple du réservoir contenant la solution fissile.


Ainsi, des neutrons provoquent des fissions lesquelles engendrent des neutrons qui à leur tour peuvent provoquer d'autres fissions (captures fissiles) et ainsi de suite. Cette production de neutrons, si elle n'est pas compensée par une perte suffisante (par captures fertiles ou stériles et/ou fuites), conduit à une augmentation exponentielle du nombre de neutrons et à l'accident de criticité.
 

La grandeur caractéristique de l’état « neutronique » d’une configuration est le bilan entre ses capacités, d’une part à produire des neutrons par fission, d’autre part leur perte par capture fertile ou par fuite. Ce bilan est exprimé par le facteur de multiplication effectif des neutrons (généralement noté keff), qui exprime le facteur par lequel le nombre de fissions se trouve multiplié d'une génération de neutrons à la suivante.

keff
  • Si keff < 1 (Production < Absorption + Fuite), la configuration est sous-critique ; c’est l’état sûr recherché pour les installations nucléaires (hors réacteur).
  • Si keff = 1 (Production = Absorption + Fuite), la configuration est critique ; c’est l’état d’équilibre dans un réacteur nucléaire (réaction maîtrisée), qui ne doit pas être atteinte dans les installations nucléaires.
  • Si keff > 1 (Production > Absorption + Fuite), la configuration est sur-critique ; c’est l’état correspondant à un accident de criticité.

 

Ce bilan neutronique dépend à la fois des caractéristiques du milieu fissile (notamment la forme physico-chimique, l’isotopie qui conditionnent les captures fissiles et fertiles) et de la géométrie dans laquelle se trouve ce milieu (qui conditionne la proportion de neutrons pouvant fuir).

Par exemple, pour l'uranium, les limites dépendent de la teneur en isotope 235. Ainsi, la masse minimale sous forme sphérique pouvant conduire à un accident de criticité (dans des conditions favorables pour la réaction) est de 0,87 kg pour de l'uranium très enrichi (à 93,5 % en 235U), de 5,2 kg pour un enrichissement de 20 % et 48 kg pour un enrichissement de 4 %.

Bilan neutronique
Figure 2 : Bilan neutronique

  

Production des neutrons de fission
 

La production de neutrons dépend de la quantité de noyaux fissiles présents dans le milieu fissile considéré, qui va directement influer sur la probabilité totale de capture des neutrons par un noyau fissile. Ainsi, comme présenté au paragraphe précédent, il existe une masse en deçà de laquelle une réaction de fission auto-entretenue n’est physiquement plus possible. La criticité d’un milieu peut donc être contrôlée par la limitation de la masse de matière fissile.
 

En pratique, ce mode de contrôle est applicable à l'échelle d'un appareil, d'une boîte à gants, d'une cellule, voire d'un laboratoire entier mettant en œuvre de faibles quantités de matières fissiles. Les limites de masse de matières fissiles associées à ce mode de contrôle, considéré seul (c’est-à-dire non combiné avec une géométrie ou une limite de modération), sont généralement incompatibles avec des installations à caractère industriel.
 

Le respect des limites de masse associées à ce mode de contrôle implique la mise en place de procédures imposant des contraintes strictes d’exploitation (comptabilité de la matière fissile, maîtrise des transferts de matière, maîtrise des accumulations) et présente l'inconvénient d'être vulnérable au "facteur humain".
 

La plupart des noyaux fissiles ayant une section efficace de fission (équivalent à une probabilité de fission) d’autant plus importante que l’énergie des neutrons incidents est faible, tout processus conduisant à diminuer l’énergie des neutrons favorise les réactions de fission. Au moment de leur « naissance » à la suite d'une fission, les neutrons ont une énergie de l’ordre de 2 millions d'électronvolts (2 MeV) et leur probabilité de capture par un noyau fissile pour donner une fission est relativement faible. Lors de leur déplacement dans la matière, les neutrons cèdent progressivement leur énergie au cours de collisions avec les noyaux du milieu, ce qui augmente leur probabilité de capture et donc de provoquer des fissions. Ce processus de ralentissement des neutrons par diffusion, sans capture, lors des collisions successives sur les noyaux du milieu considéré s'appelle la thermalisation ou, dans le jargon technique, la modération.
 

L'énergie cédée par les neutrons au cours des chocs avec les noyaux du milieu est d'autant plus grande que ces noyaux sont légers. L’un des « champions » des modérateurs est l'hydrogène dont le noyau est constitué par un seul proton, de même masse qu’un neutron. On comprend ainsi le rôle particulier joué par l'eau dans la prévention des risques de criticité, dont la molécule comporte notamment deux atomes d'hydrogène.
 

A titre d’illustration, en présence d'eau (donc d'hydrogène), la masse minimale pouvant  conduire, dans les conditions les plus favorables pour la réaction, à un « keff » égal à 1 est d’environ 0,5 kg pour le plutonium 239, alors qu'elle est de 4,5 kg en l'absence d'eau. Pour certains milieux fissiles, tel que l'uranium enrichi à moins de 6,6 % en isotope 235 sous forme d’oxyde, le seul fait de maintenir le milieu rigoureusement exempt de matière hydrogénée (ou tout autre matériau modérateur), suffit à exclure tout risque de criticité, même en présence de grandes quantités de matière.
 

La criticité d’un milieu peut donc être contrôlée par la limitation de la modération (c'est-à-dire principalement par la limitation de la quantité d’hydrogène).
 

Il est à noter que d’autres atomes « légers », tels que le carbone et le béryllium, peuvent également assurer une modération significative des neutrons. Toutefois, ils sont moins répandus dans les milieux fissiles rencontrés dans les installations et les quantités nécessaires sont généralement plus importantes.

 

Fuite des neutrons
 

Certains neutrons, au cours de leurs déplacements dans la matière, peuvent s'échapper du milieu fissile qui leur a donné « naissance ». Ils ne participent plus, dans ce cas, à l'entretien des réactions en chaîne. Cette fuite des neutrons est favorisée par :
 

  • une densité du milieu fissile faible et la présence dans le milieu de noyaux interagissant peu avec les neutrons (dans les deux cas, les neutrons peuvent parcourir des distances plus grandes sans collision) ;
  • des distances moyennes à parcourir par les neutrons pour parvenir jusqu'aux frontières délimitant le milieu fissile, faibles.


Le seul fait de maintenir la matière fissile dans des équipements de dimensions suffisamment petites dans au moins une direction peut suffire à écarter tout risque de criticité (équipements de faible diamètre, de faible épaisseur…).
 

La criticité est dans ce cas contrôlée par la limitation de la géométrie des équipements.
 

Ce mode de contrôle est retenu en priorité lorsque les contraintes sur les dimensions sont compatibles avec les procédés. Il est peu sensible au « facteur humain », mais nécessite d'être retenu dès la conception des appareils (dimensionnement aux séismes, à la corrosion, aux déformations accidentelles suite à la montée en pression ou en température…).
 

Des dispositions doivent par ailleurs être prises lors des modifications ou changements d’équipement pour garantir la géométrie. Une surveillance particulière des liaisons possibles entre appareils de géométrie sûre et appareils de géométrie quelconque doit être mise en place.

 

Les neutrons ayant fui hors d'un milieu fissile continuent leur trajectoire dans les matériaux environnants et, suite aux collisions avec les noyaux les constituant, sont capturés ou renvoyés dans le milieu fissile de départ : ce dernier phénomène est appelé la réflexion des neutrons. Les cloisons, les parois des équipements, mais aussi les personnes constituent, dans les usines, des réflecteurs susceptibles de limiter les fuites de neutrons. Les analyses de sûreté doivent tenir compte de ce phénomène.
 

Enfin, lorsque plusieurs équipements renfermant des matières fissiles sont à proximité les uns des autres, un dernier facteur, appelé interaction, est susceptible d'intervenir. Une fraction des neutrons fuyant d'un équipement peut entrer dans un équipement voisin, contenant lui aussi de la matière fissile, et y provoquer des fissions. Ce couplage neutronique augmente ainsi la réactivité (« keff ») du système étudié.
 

Absorption des neutrons
 

La disparition de neutrons, par exemple à la suite de captures fertiles, entraîne la baisse du keff, ce qui est favorable au maintien de la sous-criticité d'un milieu fissile. Des isotopes, fréquemment rencontrés dans les milieux fissiles, peuvent conduire à des captures fertiles des neutrons et donc limiter les risques de criticité. Parmi les principaux, figurent les isotopes 238 de l'uranium et 240 du plutonium (en spectre thermique).
 

En outre, parmi les éléments naturels, quatre sont particulièrement efficaces pour capturer les neutrons. Il s'agit du bore (isotope 10B), du cadmium, du hafnium et du gadolinium (isotope 155Gd). Ils sont couramment utilisés dans les équipements sous forme homogène (solubilisés dans les solutions fissiles) ou hétérogène (sous forme d’écran) pour leurs propriétés neutrophages de manière à assurer la prévention des risques de criticité.
 

Le contrôle de la criticité s'effectue alors par recours à "l'empoisonnement".
 

En dehors de ces quatre matériaux très neutrophages, beaucoup de noyaux peuvent conduire à des captures fertiles. Il peut être utile d'en tenir compte dans la détermination du bilan neutronique. Parmi les éléments courants, se distinguent le chlore, l'azote, le fer... et l'hydrogène dans certaines circonstances. C'est ainsi que les solutions aqueuses contenant de faibles concentrations en matières fissiles (donc des quantités importantes d’hydrogène) sont sous-critiques, même en présence de très grands volumes, grâce à "l'empoisonnement" apporté par l'hydrogène de l'eau.
 

Le contrôle de la criticité est alors obtenu par la limitation de la concentration (en matières fissiles).
 

L’hydrogène a des propriétés de modérateur (conduisant à une augmentation de la réactivité) et de neutrophage (conduisant à la diminuer). La probabilité de capture d’un neutron par un noyau augmentant avec la modération, la réactivité d’un milieu en fonction de la quantité d’hydrogène présente un maximum. Ce maximum est appelé l’optimum de modération.
 

Enfin, pour les opérations concernant des combustibles "usés" (ou irradiés), il est possible de tenir compte de l’absorption par certains produits de fission dans la mesure où l’on peut garantir leur présence. Par exemple, le samarium 149, samarium 152, gadolinium 155, césium 133, néodyme 143, rhodium 103, molybdène 95, stables et non volatiles, contribuent de manière significative aux captures stériles et pourraient être utilisés pour la justification de la sous-criticité d’une configuration.
 

Toutefois, la qualification des données de base associées à ces produits de fission et des méthodes de calcul intégrant ces derniers font encore l'objet de développement.

 

Pour plus d'informations télécharger le dossier "Les risques de criticité dans les usines et laboratoires nucléaires