Communication de la commission d'éthique et de déontologie de l'IRSN pour la contribution au débat public relatif aux nouveaux réacteurs nucléaires

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03/03/2023

La commission d'éthique et de déontologie de l'IRSN a souhaité s'exprimer pour le débat public de la CNDP relatif aux nouveaux réacteurs nucléaires.

Penser le très long terme comme un préalable à toute décision relative aux choix nucléaires : une exigence éthique.

L’accélération importante actuelle de la transition énergétique européenne pour répondre aux impératifs de décarbonation de la production d’énergie a été accentuée par le conflit en Ukraine. Parmi les États européens, la France, en difficulté pour atteindre ses objectifs de production d’énergies renouvelables, sans pour autant y renoncer, a choisi de relancer la production d’électricité nucléaire.

L’urgence de la décarbonation ne doit pas conduire à négliger le temps de la réflexion sur les choix énergétiques faits ou à faire, y compris lorsque ces choix s’orientent vers le nucléaire. Ce dernier choix énergétique ne peut être dispensé d’une réflexion approfondie et partagée quant à ses conséquences compte-tenu des irréversibilités qu’il engage. Le choix de développer l’énergie nucléaire a des conséquences temporelles comparables à celles du changement climatique sans que le fardeau des conséquences des décisions d’aujourd’hui ne soit porté par ses décideurs. Plus encore, ce choix énergétique va accélérer le développement des installations nucléaires et multiplier les risques qui leurs sont associés.

Or, l’arrêt prématuré du débat national sur l’avenir du nucléaire est en contradiction avec l’impératif de réfléchir et de partager les conséquences de ce choix décisionnel, le débat n’ayant pu aborder les questions éthiques y afférant. En réaction, la Commission d’éthique et de déontologie de l’IRSN, s’appuyant sur les valeurs de la Charte d’éthique et de déontologie de l’Institut[1], souligne l’extrême nécessité de construire et de maintenir un regard prospectif à moyen et long terme sur l’ensemble des enjeux de l’énergie nucléaire et de le partager avec la société. En effet, les incidences des choix d’aujourd’hui sur les générations futures sont significatives, et devront être évaluées en particulier sur le plan de la santé et de l’environnement. De même, les incertitudes scientifiques qui accompagnent les conséquences à long terme des décisions prises aujourd’hui dans le domaine du nucléaire, ne peuvent être masquées. Une éthique de ces incertitudes doit offrir les décisions les plus éclairées possibles.

Les installations et le cycle du combustible nucléaire ont pour particularité d’engendrer des effets sur des durées qui dépassent largement la période pendant laquelle la société bénéficie de leurs aménités. Ainsi, le démantèlement de l’usine Eurodif, qui a pourvu aux premiers besoins en matières fissiles, est-il prévu sur une durée d’au moins trente ans. L’objectif de production pour les EPR est 2130, tandis que les déchets générés par l’industrie nucléaire, notamment ceux qui ont une forte activité et une durée de vie longue, seront dangereux pendant plusieurs siècles. L’hypothétique réversibilité des choix technologiques et les croyances mises dans le progrès technique qui la permettraient ne doivent pas conduire à faire l’impasse sur les débats démocratiques et plus largement, légitime une démarche éthique. Les installations nucléaires et les différentes étapes du cycle du combustible sont actées par voie législative et réglementaire. La programmation pluriannuelle de l’énergie explicite ces choix sous la forme d’une loi, ce qui donne au Parlement un rôle majeur dans la détermination des décisions qui gouvernent la transmission aux générations futures de biens communs négatifs1 . La loi définit également comment l’entreposage et le stockage, réversible ou non, des déchets sont planifiés et organisés. Le débat parlementaire restant un espace démocratique essentiel, il importe, afin que l’ensemble des dimensions de ces décisions soit bien pesé et que le Parlement soit parfaitement éclairé, que les enjeux techniques, notamment en termes de sûreté et de radioprotection soient clairement explicités[2] . De plus, dans le respect des principes d’information et de participation du public, bil importe que ce dernier puisse avoir accès à toutes les informations pertinentes et aie l’occasion de débattre avant toute décision et ainsi de participer au processus décisionnel.

Bien que les choix énergétiques et a fortiori celui du recours à l’énergie nucléaire relèvent de la souveraineté nationale, les enjeux les concernant dépassent largement les frontières nationales. Le système énergétique français est un bien public qui comporte des incidences sur un bien commun international[3]. Plusieurs auteurs ont généralisé la notion de bien commun négatif à diverses aménités environnementales négatives, parmi lesquelles les déchets nucléaires. Les territoires devenus impropres à la présence humaine comme par exemple autour des centrales de Tchernobyl et de Fukushima à la suite des accidents nucléaires peuvent aussi être classés dans cette catégorie.

De façon symétrique, des biens communs positifs sont également transmis aux générations futures, d’une part dans le développement de la sécurité d’approvisionnement énergétique, mais aussi notamment sous la forme de connaissances accumulées dans le fonctionnement et le développement de l’énergie nucléaire. Cet apport de connaissances doit impérativement comporter celles liées aux risques, lesquelles sont à parfaire au regard de l’évolution des connaissances sur les possibilités d’élimination et de réduction de ces risques. C’est cet ensemble de connaissances (la gestion et l’état réactualisé en permanence des risques identifiés) qui doit être transmis. Dans la quête de conserver pour des siècles cette mémoire, nous devons aussi être modestes en nous posant la question de la vanité que nous aurions à considérer la civilisation actuelle comme définitive ou éternelle au point de pouvoir gérer les conséquences séculaires de ses activités d’aujourd’hui, cela même alors que notre modèle de développement est en crise et donc particulièrement fragile.

La transmission à nos successeurs restant empreinte d’incertitude, la question éthique est donc celle des conditions dans lesquelles ces biens communs négatifs sont transmis, la prise de conscience qu’ils existent et la place des décisions qui les créent dans un système démocratique. À l’heure où les limites planétaires nous invitent à réfléchir aux conditions d’habitabilité du vivant sur terre pour les humains et les non-humains, la capacité du système Terre à stocker sur du long terme des déchets nucléaires se pose sans nul doute. Elle doit être analysée et pas seulement en termes de maîtrise des risques des installations envisagées.

La Commission d ‘éthique et de déontologie ne peut que constater que les évolutions récentes dans le cadre de l’accélération de la transition énergétique escamotent le débat public et ne garantissent pas qu’une démarche éthique ait été construite et respectée. Elle encourage l’IRSN à poursuivre sa mission d’éclairage du débat et les autorités publiques à ouvrir les espaces de concertation préalables aux décisions. Elle appelle tous les acteurs et décideurs de la filière nucléaire à entamer, pour ce qui les concerne et ensemble, une démarche éthique transparente en relation avec la société civile sur les scénarios prospectifs de long terme relatifs à leurs activités. Ces débats ne sauraient se limiter à la question du risque immédiat mais devraient aborder l’ensemble des questions éthiques liées aux conséquences à très long terme de nos choix d’aujourd’hui.

 

 

 

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