Evaluation de l’exposition radiologique des populations tahitiennes aux retombées atmosphériques de l’essai centaure
Les conséquences dosimétriques pour la population tahitienne des retombées radioactives de l’essai atmosphérique d’arme nucléaire « Centaure » de juillet 1974 ont été estimées par la Direction des Applications Militaires du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA, 2006) et plus récemment par Philippe et al (2022).
En 2021, suite à la publication du rapport d’expertise de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM, 2021), la Direction générale de la santé (DGS) a interrogé l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur sa capacité à réaliser des travaux afin de répondre à une des recommandations de ce rapport : essayer d’affiner les estimations de doses reçues par les populations locales.
Cette demande a conduit l’IRSN à effectuer, au printemps 2021, des travaux préliminaires d’évaluation des doses reçues par la population de Tahiti à la suite de l’essai Centaure suivant une méthodologie assez différente de celle utilisée par le CEA (2006) et Philippe et al. (2021, 2022). Cette étude préliminaire a été présentée au Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN) en juillet 2022, puis mentionnée le 23 mai 2024 lors de l’audition de l’IRSN par la Commission d’enquête parlementaire relative aux essais nucléaires français, à la suite de laquelle le Directeur général de l’institut a demandé la rédaction du présent rapport.
Lors des retombées radioactives de l’essai Centaure, la population de Tahiti a tout d’abord été exposée au rayonnement émis par les gaz et particules radioactives en suspension dans l’air ainsi qu’à leur inhalation durant le passage des masses d’air contaminées puis, par la suite, par exposition externe aux dépôts radioactifs et ingestion de denrées alimentaires contaminées.
Bien que de nombreuses mesures radiologiques aient été effectuées à Tahiti lors des retombées de l’essai Centaure et dans les semaines qui ont suivi, elles ne permettent pas à elles seules d’estimer les doses reçues par la population ; elles doivent être précisées et complétées par des estimations supplémentaires obtenues par calcul. Aussi, pour estimer les doses à la population, l’IRSN devenu ASNR a adopté une méthode qui repose sur l’utilisation combinée des résultats de mesures disponibles et d’un modèle dynamique de transferts des radionucléides dans l’environnement mis en œuvre dans la plate-forme de modélisation SYMBIOSE. Les résultats de mesure disponibles ont été utilisés comme données d’entrée du modèle, pour en ajuster certains paramètres ou valider les estimations d’activité et de débit de dose ambiant dans l’environnement. Les évolutions dans le temps et dans l’espace des niveaux de contamination ainsi réestimées ont permis ensuite d’évaluer les doses efficaces et équivalentes à la thyroïde reçues par les personnes de tous âges résidant sur les six localités choisies comme étant représentatives de la variabilité spatiale des expositions.
De manière générale, la méthode et les valeurs des paramètres utilisés dans cette étude, notamment les hypothèses faites pour les scénarios d’exposition, visent à reconstituer des doses « moyennes ». Bien que certains choix majorants (ou minorants) aient pu être identifiés, l’objectif n’était pas d’estimer les doses les plus élevées susceptibles de résulter de scénarios particulièrement pénalisants qui ont pu se produire. Les doses efficaces ainsi calculées pour les douze mois qui ont suivi les retombées radioactives de l’essai Centaure varient de 0,4 mSv pour des adolescents ou des adultes résidant à Taravao, à 5,6 mSv pour des enfants de 1 à 2 ans résidant à Hitiaa. De manière générale, les doses les plus faibles sont celles estimées pour les adultes et les doses les plus élevées sont celles estimées pour les très jeunes enfants. Pour toutes les classes d’âge, les doses efficaces les plus élevées sont estimées là où les dépôts radioactifs les plus importants ont été mesurés – Hitiaa et Teahupoo/plateau de Taravao. A l’inverse, les doses les plus faibles concernent les zones où les dépôts ont été les plus faibles – Papeete et Taravao. Les doses à la thyroïde varient entre 3 mSv et 59 mSv en suivant les mêmes logiques d’analyse liées aux classes d’âge et aux lieux de résidence. Les doses efficaces résultent principalement de l’ingestion de denrées et plus particulièrement de l’incorporation d’iode 131 via la consommation de légumes et de lait ainsi que de l’exposition externe aux dépôts d’un nombre restreint de radionucléides (tellure-iode 132, baryum-lanthane 140, zirconium-niobium 95 et ruthénium 103).
Les doses équivalentes à la thyroïde résultent essentiellement de l’incorporation d’iode 131 par ingestion de denrées (à plus de 80%) via la consommation de légumes et de lait de vache. Ces résultats de calcul sont entachés d’incertitudes qui n’ont pas été évaluées précisément dans cette étude préliminaire. Ces incertitudes résultent tout d’abord des résultats de mesures radiologiques qui, malgré leur nombre, ne permettent pas toujours de caractériser ou valider de manière détaillée l’évolution des niveaux d’activité dans l’espace, dans le temps et pour l’ensemble des compartiments de l’environnement impliqués dans l’exposition des populations. On peut néanmoins noter que c’est pour les radionucléides et les denrées qui contribuent le plus aux doses par ingestion (notamment l’iode 131 dans les légumes et dans le lait de vache) que le nombre de données disponibles permet le meilleur ajustement du modèle. Une autre source d’incertitude non moins importante provient du manque d’information spécifique sur certains paramètres d’exposition tels que les rations alimentaires humaines et animales ou l’origine des denrées consommées sur chacune des localités considérées dans notre étude.
L’existence de ces incertitudes nous amène à considérer que seuls les ordres de grandeurs sont à retenir : les doses efficaces consécutives aux retombées de l’essais Centaure sur Tahiti estimées dans cette étude sont de l’ordre du millisievert, allant de moins de 1 millisievert à quelques millisieverts ; les doses équivalentes à la thyroïde estimées vont de quelques millisieverts à quelques dizaines de millisieverts. De même, concernant les écarts dans les doses estimées pour les six localités géographiques considérées, on retiendra que c’est probablement, et très logiquement, là où les dépôts ont été les plus importants que les doses ont pu être les plus élevées, en gardant à l’esprit que l’origine des denrées consommées a pu être à l’origine de singularités (par exemple la consommation de denrées produites sur une zone fortement touchée par les dépôts par des personnes résidant sur une localité beaucoup moins touchée, et inversement). A fortiori, cette étude qui fournit des estimations moyennes sur une population ne permet pas d’individualiser des calculs de doses.
Enfin, il est important de noter que les doses calculées dans cette étude sont du même ordre de grandeur que celles calculées par le CEA (2006) et Philippe et al (2021,2022), étant entendu que ces études présentent, elles aussi, des incertitudes importantes pour les raisons évoquées ci-dessus.